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No Man's Land : un film de Danis Tanovic sur la guerre de Bosnie
No Man's Land : un film de Danis Tanovic sur la guerre de Bosnie
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"No Man's Land"  

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No Man's Land

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En 1999, le réalisateur bosniaque Danis Tanovic apporte un scénario aux bureaux de Noé Productions. Les producteurs ne savaient strictement rien de lui, mis à part le fait qu'il venait de Sarajevo et qu'il avait étudié le cinéma en Belgique. Ils ont lu son scénario, qui les a fascinés. Ça s'appelait "No Man's Land", et ils ont signé un premier contrat avec lui en octobre 1999.

Ils ont décidé de tourner le film en Slovénie. Ancienne république de Yougoslavie, ce pays offrait tous les éléments nécessaires à la conception du film : la Slovénie ressemble beaucoup à la Bosnie d'un point de vue géographique, les équipes techniques de cinéma sont parmi les meilleures d'Europe, le pays est en paix, et la langue, bien que différente, n'est pas trop complexe pour les ressortissants des autres anciennes républiques de Yougoslavie, comme le réalisateur et les comédiens. Les trois acteurs principaux sont soit originaires de Slovénie, soit de la très proche Croatie. Plusieurs rôles secondaires et figurants sont originaires de Bosnie. 

Danis TanovicDanis Tanovic (scénariste et réalisateur).

Né en Bosnie-Herzégovine, Danis Tanovic a réalisé de nombreux documentaires, sponsorisés par plusieurs hautes instances internationales dont le gouvernement bosniaque et le European Humanitarian Office. Plusieurs de ces films racontent les effets de la guerre de Bosnie sur les personnes ayant traversé cette épreuve ou ayant été directement impliquées dans le conflit. Un de ces films s'intitule "Portraits d'artistes pendant la guerre" (1994), et prend pour sujets quatre artistes pendant le siège de Sarajevo. Le travail remarquable de Danis Tanovic a été récompensé par de très nombreux prix. Ainsi "L'aube" (1996) a reçu le Grand Prix du Festival du Film d'Auxerre, le Prix du Meilleur documentaire aux European Union's Echo Awards, ainsi que le Premier Prix du Festival du Film de Fribourg. Son film "Ça ira" (1998), autour de la vie quotidienne dans la Bosnie contemporaine, a été de son côté récompensé au Festival du Cinéma du Réel de Paris.

En dehors de son travail cinématographique, Danis Tanovic a été responsable des archives du film de l'armée bosniaque. Dans ce même cadre, il a tourné plus de trois cents heures de film sur la ligne de front de Sarajevo. Danis Tanovic a également réalisé des spots publicitaires, notamment pour une campagne électorale en Bosnie.

Interview de Danis Tanovic

Cette page reprend des extraits d'une interview de Danis Tanovic par Jean-Marie Charuau. L'intégrale de l'interview est accessible sur le site officiel du film

Comment êtes-vous devenu réalisateur ? Avez-vous suivi une école de cinéma ou avez-vous appris votre métier sur le terrain ?

A la fin de mes études secondaires, j'ai réussi à intégrer l'Académie du Film de Sarajevo où j'ai tourné des films d'étude. Puis la guerre a éclaté, je me suis engagé dans l'armée bosniaque et j'ai pris une caméra pour aller tourner sur la ligne de front. C'était la seule chose à faire. D'autant que très peu de personnes le faisaient à l'époque, du moins du côté bosniaque. C'est ainsi que je me suis lancé dans le documentaire.

A vous entendre, il semble qu'il était, pour vous, évident d'aller filmer sur la ligne de front…

Ca l'était. Déjà, il faut savoir que, lorsque le conflit a éclaté, pas un seul instant nous ne pouvions imaginer qu'il allait durer aussi longtemps. Nous pensions que c'était une affaire de quelques semaines ou de quelques mois. Et moi, je voulais être là. C'est quelque chose à laquelle on est rarement confronté dans une vie : savoir si l'on doit s'engager dans une guerre ou non. Dans ce contexte-là, ou tu fuis, ou tu te caches, ou tu décides de te battre. Moi, je me suis engagé. Le pas était d'autant plus facile à faire que l'armée bosniaque était la gardienne des idées et des valeurs que je défends : des idées et des valeurs qui étaient à l'extrême opposé du fascisme serbe qu'il nous fallait combattre. Je n'ai pas hésité : je voulais prendre part à ce combat, je voulais filmer ce qui se passait. Alors j'y suis allé. Sans savoir que ça allait durer quatre ans. Sans me douter que Sarajevo allait être assiégée pendant tout ce temps.

Que représentait, pour vous, le fait de filmer ce conflit ? Etait-ce une façon de réagir contre l'agression dont le peuple bosniaque était victime ?

Oui, très certainement. Sauf que, vous savez, on ne réfléchit pas en ces termes dans ces moments-là. Surtout quand on est jeune. On essaie seulement de faire son travail du mieux que l'on peut. C'est après qu'on réfléchit. Quand j'y pense maintenant, je me dis que ma caméra m'a, d'une certaine façon, sauvé la vie. Elle m'a sauvé la vie car quand on tourne jours et nuits dans des conditions cauchemardesques, on ne voit plus vraiment la douleur autour de soi. On essaie de filmer tant bien que mal, on se concentre sur le cadre, sur les couleurs, sur la lumière… et on en oublie un peu l'horreur, le danger, la mort qui sont partout et dont on est le témoin. La caméra qu'on promène devient comme un filtre entre soi et la réalité. Elle nous protège. C'est du moins ce qui s'est passé avec moi. A tel point qu'aujourd'hui, quand je regarde les images que j'ai filmées, je suis plus effrayé que je ne l'étais à l'époque en tournant sur la ligne de front.

Quand et dans quelles conditions avez-vous quitté Sarajevo ?

J'ai quitté Sarajevo en mars 1994, peu de temps après les grands massacres opérés par les serbes sur le principal marché de la ville. La tension était retombée et nous pensions que le conflit touchait à sa fin. J'étais épuisé. Je pesais à peine soixante kilos. Et puis, j'en avais marre. J'en avais vraiment marre… J'avais reçu une invitation pour aller aux Etats-Unis. On m'avait aussi octroyé une bourse pour me rendre en Allemagne. Alors, j'ai décidé de partir. Sans trop savoir pour quelle destination ni pour combien de temps. Finalement, je me suis rendu en Belgique parce qu'une amie très chère y vivait. Là, on m'a parlé de l'INSAS comme d'une très bonne école de cinéma et j'y ai été admis, directement en quatrième année. Nous étions toujours en 1994. Quatre ans plus tard, j'obtenais la nationalité belge. Depuis, je suis belge et bosniaque à la fois.

Quelles étaient vos principales intentions et motivations quand vous avez écrit le scénario de "No Man's Land" ?

Je voulais raconter une histoire à travers laquelle on pourrait comprendre ce qui s'est passé en Bosnie. C'était cela mon intention de départ. A cela, se sont ajoutés d'autres désirs. Dès le début, je voulais raconter une petite histoire qui se déroule dans un temps et un espace réduits. Je ne voulais surtout pas filmer une épopée, je ne voulais pas faire un film de guerre classique car la guerre est très éloignée de ce que l'on voit dans ce genre de films. La guerre, c'est un état d'esprit. Ce n'est pas le bruit des armes qui canardent ou les pales d'un hélicoptère au-dessus d'une tête - même si c'est cela aussi. La guerre, c'est surtout ce qu'on a dans la tête quand on la vit et ce qui y reste pendant des années après. C'est cela que je voulais donner à ressentir. Je voulais aussi montrer le comportement des diverses parties en présence vis-à-vis de la Bosnie. Comportement honteux. Et ce, encore aujourd'hui où les puissances occidentales prétendent avoir sauvé le pays tout en refusant de voir ce qu'il s'y passe vraiment.

Qu'est-ce qu'il s'y passe vraiment ?

Ce qui se passe quand on a égalisé la victime et l'agresseur. Ce qui doit se passer quand on a mis serbes, bosniaques et croates dans le même sac : un sac de sauvages et de gens non civilisés. Ce qui se serait passé en Allemagne au sortir de la Seconde Guerre Mondiale si Hitler et ses accolytes s'étaient fondus et cachés en toute impunité parmi la population. C'est la situation de l'ex-Yougoslavie aujourd'hui : des criminels comme Radovan Karadzic et Ratko Mladic se promènent en liberté avec personne pour les arrêter.

Bien que vous racontiez une histoire "réduite" dans le temps et l'espace, vous y faites entrer tous les acteurs et spectateurs du conflit. Le propos de votre film ratisse ainsi très large. Aviez-vous cette ambition-là quand vous vous êtes mis à l'écriture ?

Ecrire un scénario, pour moi, c'est comme reconstituer un puzzle : le tableau se construit au fur et à mesure que les pièces sont ajoutées. Jusqu'au dernier moment, l'image finale n'est pas encore formée. Il se peut, d'ailleurs, qu'arrivé à la moitié du tableau, on se rende compte qu'aucune image ne pourra apparaître. On est alors contraint de remplacer certaines pièces par des nouvelles qui nous font voir autre chose. Tant et si bien qu'on se retrouve à changer toutes les pièces… Mon scénario, je l'ai construit ainsi, au fil de l'écriture. Quand j'ai entamé sa rédaction, je n'avais pas en tête tous les élèments qui composent l'histoire. Je ne savais même pas comment celle-ci pouvait se terminer. Je suis parti sur l'idée d'une fiction qui fasse se confronter deux personnes : un Bosniaque et un Serbe. Mais je me suis très vite confronté à un mur, car il est extrêmement difficile de rester focalisé sur seulement deux personnages pendant près de deux heures. Rares sont les histoires qui permettent cela. J'ai donc préféré enrichir le récit d'autres protagonistes. Je me suis, par contre, tenu à une autre idée de départ qui voulait que l'action se déroule entre deux lignes de front. Je m'y suis tenu car cette notion de no man's land me semblait parfaitement symboliser ce qu'a vécu la Bosnie. Je me suis efforcé de concentrer toute l'action du film entre ces deux lignes de front. Et c'est de cette façon que je suis parvenu à l'image finale de ce bosniaque qui reste seul dans la tranchée, couché sur une mine qui sautera au premier mouvement. Une image dont je suis assez fier car elle représente très précisément ce que me semble être la situation de la Bosnie aujourd'hui.

Cette image est d'autant plus marquante qu'elle est l'aboutissement logique de l'histoire que vous racontez…

Si elle vous apparaît ainsi, c'est qu'il en a été de même pour moi : c'est à la fin de l'écriture du scénario que cette image s'est imposée à moi. Si cette métaphore ou d'autres symboles présents dans le film ont un impact sur le spectateur, j'attribue cela au fait qu'aucun d'entre eux n'a été plaqué artificiellement sur l'histoire. Ils font tous partie intégrante de celle-ci. Et puis, si le scénario est tout droit sorti de mon imagination, il est aussi issu de toutes les sensations que j'ai accumulées pendant le conflit. Avant de symboliser l'histoire récente de la Bosnie, le no man's land, par exemple, me renvoie à des impressions bien précises que j'ai ressenties pendant la guerre et que j'éprouve, pour la plupart, encore aujourd'hui. Quand on vit dans une ville encerclée par l'ennemi, le no man's land est constitué de lieux qui nous étaient familiers jusque-là. A quelques mètres de chez moi, une rue que j'avais traversée des millions de fois auparavant est ainsi devenue infranchissable du jour au lendemain. C'est comme si une barrière gigantesque avait été érigée en quelques heures devant chez moi. Pendant le siège, j'avais une envie presque irrépressible de passer par cette rue. Maintenant que le siège est levé, à chaque fois que j'y fais un pas, j'ai froid dans le dos, la peur reste accrochée au ventre. Impossible de retrouver la quiétude qui était la mienne quand j'empruntais cette rue avant la guerre.

Quelles incidences le fait que ces deux peuples parlent la même langue a-t-il pu avoir sur votre façon de vivre le conflit ?

Cela rendait la guerre encore plus absurde. C'est la même absurdité que celle qui traverse l'œuvre de Samuel Beckett, la même incapacité des gens à communiquer entre eux. J'ai, d'ailleurs, souvent eu l'impression que le conflit tel que le vivaient les bosniaques était résumé dans le magnifique titre de l'une des pièces de ce dramaturge : "En attendant Godot". Car nous attendions vraiment Godot. Nous n'avons pas cessé de l'attendre pendant toute la guerre. Nous attendions que quelqu'un vienne nous sauver. Quand nous avons cru que ce quelqu'un arrivait, nous avons compris que nos espoirs étaient vains et que personne ne viendrait jamais : quand les Nations-Unies sont venues vers nous, c'était uniquement pour sauver leur face ; certainement pas pour nous sauver, nous.

Votre film creuse avec humour la notion de frères ennemis. Pensez-vous que bosniaques et serbes sont des frères avant d'être des ennemis ?

Je n'ai pas de réponse à cette question. Comment voulez-vous que je vous explique qu'un garçon avec qui j'ai suivi mes études secondaires, avec qui j'ai fait les quatre cents coups, avec qui je suis allé draguer les filles… comment expliquez-vous que, du jour au lendemain, ce garçon qui était mon ami ait pris un fusil et se soit mis à tirer sur tout ce qui bouge dans la ville ?… Moi, je ne peux pas me l'expliquer. Parfois, il me semble que la plupart des gens qui se sont comportés ainsi ont alors montré leur vrai visage : un visage de haine, marqué par une soif de domination et le besoin d'exterminer tout ce qui était différent d'eux. Et en même temps, je sais que beaucoup d'entre eux se sont trouvés enrôlés par "hasard", sans avoir eu la moindre hargne à notre égard auparavant. Il y avait tous les cas de figure, en fait. Chacun est entré dans la guerre avec sa propre histoire. Mon histoire n'a rien à voir avec celle d'un autre bosniaque de Sarajevo, de Sebrenica ou de Mostar. Chacun avait ses raisons pour prendre part au conflit, chacun a vécu la guerre à sa façon et chacun en a gardé une vision particulière.

Votre film est exempt de tout manichéisme sur le conflit bosniaque. Vous a-t-il été difficile de prendre le recul nécessaire pour cela ?

C'est le temps qui nous permet d'instaurer une certaine distance par rapport aux choses. C'est petit à petit, qu'on parvient à prendre du recul et qu'on essaie de comprendre pourquoi on a été agressé. Où l'on se dit que dans les années trente et quarante, les Allemands - comme les serbes pendant le dernier conflit en ex-Yougoslavie - étaient persuadés que leur combat était légitime. Un allemand qui partait, avec d'autres, envahir une partie de la Tchécoslovaquie, avait des raisons qu'il jugeait alors très valables. Un tchécoslovaque qui, face à lui, ripostait comme il pouvait, avait lui aussi de très bonnes raisons de défendre sa patrie. C'est quoi la vérité ? En temps de guerre, la vérité est très subjective. Chacun a la sienne. Il y a encore très peu de temps, un serbe vous aurait donné toutes les raisons pour lesquelles il fallait nous exterminer. Moi, en tant que bosniaque, j'aurais répliqué en vous donnant toutes les raisons pour lesquelles il ne fallait surtout pas que nous le soyons. Et le serbe, comme moi, aurait été convaincu d'être dans le vrai… Avoir cela en tête, ne pas se cantonner à une seule vérité, était la seule façon d'aborder le sujet de "No Man's Land". Sinon, je faisais un film exclusivement bosniaque. Le paradoxe est que, en m'y prenant ainsi, j'ai réalisé un film pro-bosniaque. Car j'ai démontré que, bien que nous soyons les victimes, nous sommes restés civilisés et sommes même capables d'essayer de comprendre les motivations de nos agresseurs. Il n'était pas nécessaire de tenir un discours anti-serbe ou anti-croate, ni de prouver que ce sont eux qui nous ont attaqués. L'agression des bosniaques par les serbes et les croates est une réalité, un fait historique. Je n'ai pas à le prouver. De la même façon qu'il n'est pas nécessaire de prouver que la France a été occupée par les allemands pendant la seconde guerre mondiale. Ce sont les faits.

Dans votre film, le sergent Marchand veut venir en aide aux trois héros de l'histoire. Mais ses supérieurs s'y opposent, en particulier le capitaine Dubois qui veut attendre le cessez-le-feu "entre les Sierra et les Bravo". Que pensez-vous de la neutralité des Nations-Unies, et par extension de la Forpronu - pendant ces années de guerre ?

La neutralité n'existe pas. C'est un concept inventé par les hommes. Ne rien faire est un choix. Il faut, par ailleurs, savoir qu'il y avait tout un éventail de sensibilités au sein de la Forpronu. Un éventail qui allait des Casques Bleus envoyés sur le terrain jusqu'aux grandes puissances qui tiennent les Nations Unies. Sur le terrain, les Casques Bleus se sont vite rendus compte de ce qui se passait et voulaient faire quelque chose pour aider le peuple bosniaque. Ce sont les grandes puissances qui leur intimaient l'ordre de ne surtout pas intervenir. Elles ont choisi la non-intervention. Pourquoi pas ?!… Le problème est qu'elles n'ont pas assumé ce choix. Via la Forpronu, elles ont envoyé des troupes sur place en prétendant nous venir en aide. Sauf que ces troupes qui avaient ordre de rester "neutres" ne nous ont absolument pas aidés.

Dans votre film, certains Casques Bleus semblent totalement démotivés. Comme celui qui, dans la tranchée, alors que Ciki et Nino sont prêts à s'entretuer, écoute son walk-man…

Cette image du bidasse qui écoute son walk-man, comme d'autres images du film, j'en ai été le témoin à Sarajevo : un jour, j'ai vu un soldat qui, posté sur son tank à un carrefour, écoutait de la musique, un casque de walk-man sur les oreilles. Il écoutait de la musique alors qu'autour de lui les gens courraient pour éviter les balles. Je me suis toujours demandé ce qu'il pouvait bien écouter, ce qu'il pouvait avoir dans la tête et où il pouvait bien se trouver à ce moment-là. Car il était clair qu'il n'était pas présent. Son esprit était ailleurs. A l'évidence, il ne voulait pas voir ce qui se passait. Peut-être que c'était trop difficile pour lui de voir les gens se faire tirer dessus sans pouvoir faire quoique ce soit, car les décisionnaires des Nations Unies postés à New-York l'en interdisaient ou bien se trouvaient en vacances…

Sur la question de la lâcheté des grandes puissances occidentales, les images de la venue de François Mitterrand à Sarajevo sont particulièrement parlantes dans votre film…

Mitterrand a peut-être été un très bon Président pour la France. Ca, je ne le sais pas : c'était votre Président, pas le mien. Je sais, par contre, que ce qu'il a fait dans cette guerre - comme ce qu'il n'y a pas fait - est très grave. Nous l'avons reçu comme un héros à Sarajevo, comme le président d'une très grande démocratie. Nous pensions qu'il venait à notre secours, qu'il venait nous sauver. D'autant qu'il était accompagné de nombreux soldats et, qu'à son arrivée, deux porte-avions américains se tenaient à proximité, en mer adriatique. En général, on n'envoie pas des soldats ni des porte-avions pour ne rien faire. Sauf que là, si. Les soldats ont été utilisés à ne rien faire et les deux porte-avions sont repartis comme ils étaient venus quand Mitterrand est rentré à Paris. Lequel Mitterrand n'a rien fait d'autre que faire en sorte que rien ne soit fait. Tout cela au nom d'une vieille amitié franco-serbe. Amitié que je concevais avant la guerre, mais qui me semble très douteuse depuis le début des années 1990. Autant je comprends que les Allemands soient maintenant vos amis - après avoir été vos ennemis il y a une soixantaine d'années -, autant je ne comprends pas que les Serbes soient restés les votres pendant le dernier conflit en ex-Yougoslavie. Si les gouvernements d'Europe occidentale pensaient pouvoir compter sur les Serbes pour maintenir le calme dans les Balkans, ils se sont complètement trompés. C'était une grave erreur de jugement. Et, malheureusement, c'est à cause de cette "erreur" que le massacre du peuple bosniaque s'est poursuivi pendant quatre années.

A la fin de "No Man's Land", le colonel anglais de la Forpronu constate son impuissance à venir en aide au Bosniaque couché sur la mine et annonce une conférence de presse à 22 heures 30 "qui expliquera tout". La Forpronu vous a-t-elle effectivement semblée plus préoccupée par les médias occidentaux que par le conflit ?

Bien sûr. Soyons clairs : la Forpronu n'était pas là pour nous rendre service, mais pour servir l'image des grandes puissances occidentales et principalement des Etats-Unis, de l'Angleterre, de l'Allemagne et de la France. Il suffit de lire les accords de Dayton pour s'en rendre compte : ces accords étaient une façon de redorer le blason des Nations Unies et certainement pas de régler le conflit. A Dayton, les Nations Unies ont porté les nationalismes au pouvoir en prétendant établir une situation démocratique. Essayez d'appliquer ces accords en France : vous aurez une guerre dans les trois jours qui suivront. Et pour cause : ils sont inapplicables.

Dans "No Man's Land", l'attitude de la journaliste interprétée par Katrin Cartlidge est assez ambivalente : elle semble à la fois révulsée par le comportement des autorités de la Forpronu et soucieuse d'exploiter la à des fins personnelles. Quel regard portez-vous sur l'action des médias occidentaux pendant la guerre ?

C'est l'éternelle question qui tend à savoir ce qu'un journaliste doit faire quand il se retrouve devant un blessé : le filmer ? L'amener à l'hôpital ? Le filmer puis l'amener à l'hôpital ?… Il n'y a pas de réponse. Devant une telle situation, certains se montreront très professionnels, d'autres très humains. Je n'ai pas été spécialement choqué par l'attitude des journalistes présents sur le terrain. Bien sûr que nombre d'entre eux rêvaient de mettre à profit leur couverture du conflit pour devenir aussi célèbres que leurs homologues de CNN. Mais c'est humain. Ce qui m'a surtout choqué, c'est la hierarchie qui a présidé à l'exploitation de leur travail par les journaux télévisés du monde entier : une grenade blessant un soldat anglais ou français de la Forpronu était jugée cent fois plus importante que mille grenades tuant plusieurs dizaines de civils dans la ville.

Vous aviez déjà conscience de cela pendant le conflit ?

A Sarajevo, nous avions très peu de moyens de communication. L'une des très rares émissions que nous pouvions voir proposait un montage des programmes étrangers qui étaient consacrés au conflit. A la vue de cette émission, nous avions naïvement l'impression que le monde entier pensait à nous, que la vie s'était partout arrêtée, que les gens passaient leurs journées à manifester pour demander la fin des hostilités et exiger de leurs dirigeants qu'ils interviennent dans ce sens… Quand je suis sorti de Sarajevo, j'ai eu un choc terrible. Ce fut la journée la plus éprouvante de ma vie : tout d'un coup, j'ai compris que la vie continuait, que les gens se promenaient, qu'ils se prélassaient sur les plages, qu'ils tombaient encore amoureux... C'est idiot à dire, mais cela m'a foudroyé. C'est idiot à dire car il était tout à fait compréhensible que vous ayez continué à vivre normalement. C'est ce que je fais moi-même aujourd'hui. Alors que nous discutons tranquillement tous les deux, les Russes commettent des atrocités en Tchétchénie. Nous le savons, mais nous continuons à discuter tranquillement.