le COURRIER INTERNATIONAL
Les ravages d’une catastrophe humanitaire
 

"Semana" (extraits), Bogotá

La Colombie compte ses morts, mais rien n’est véritablement entrepris au niveau gouvernemental pour enrayer la tragédie.

En 2001, le conflit armé a coûté la vie à 3 685 civils, soit plus que tous les innocents tués le 11 septembre. Une catastrophe humanitaire, pire en un sens parce qu’elle ne fait pas que des morts. Cette même année, 190 454 personnes ont été déplacées et 160 syndicalistes assassinés. D’une balle, 10 journalistes ont été réduits au silence et on a recensé 3 041 enlèvements et 259 disparitions. Seulement, ces tragédies ont lieu au goutte à goutte, jour après jour, dans des villages isolés. Et, du fait même de sa fragmentation [et de sa longévité, presque un demi-siècle], on perçoit rarement ce drame dans toute son ampleur : il ne suscite pas suffisamment d’indignation.

Le gouvernement ainsi que les citoyens encore épargnés par la guerre font comme si de rien n’était, comme si la situation n’appelait pas des mesures exceptionnelles. Jusqu’ici, les solutions se sont toujours révélées insuffisantes. Il n’est pas si loin le jour où ce drame invisible, dont on croirait qu’il se déroule en Afghanistan, et non à Murindó ou à Machuca, se jouera soudain à chaque coin de rue - non plus avec 2 ou 3 déplacés brandissant des banderoles, mais avec des dizaines de déracinés exigeant de la nourriture par la force. Il est faux de dire, comme on l’entend trop souvent, que ce pays est prêt à tout supporter. La situation ne cesse de se détériorer, et peut-être de manière irréversible. Témoin, le nombre grandissant de Colombiens qui tombent au-dessous du seuil de pauvreté. On dénombre actuellement 27 millions de pauvres [pour une population de 40 millions], et pas moins de 9,6 millions d’indigents n’ont pas de quoi couvrir leurs besoins caloriques minimaux. C’est comme si tous les habitants de Bogotá et de Medellín vivaient avec moins de 1 dollar par jour. La violation systématique des droits de l’homme a beau favoriser la pauvreté, aucun candidat [à l’élection présidentielle du 26 mai] n’en a fait une priorité. “Dans les premiers mois de l’année, le nombre de personnes déplacées a doublé par rapport à 2001”, affirme M. Comninos, chef de la délégation du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en Colombie. “La population civile n’est pas prise entre deux feux, elle est véritablement l’objet du conflit. Il suffit d’être sous l’influence du camp adverse pour être considéré comme l’ennemi.”

Dans plusieurs catégories de problèmes humanitaires, la Colombie bat tous les records : le taux le plus élevé d’enlèvements (hormis les conflits africains), le plus grand nombre d’enfants enrôlés dans les mouvements armés et un nombre de civils tués équivalant aux morts des guerres de haute intensité. [Depuis le début du conflit, 4 millions de Colombiens ont pris le chemin de l’exil et 2 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays.] Etre déplacé, ce n’est pas seulement perdre une maison et des objets personnels, c’est surtout être déchiré intérieurement. Des mécaniciens, des chauffeurs de taxi, des boulangers, des dentistes, des secrétaires, des fonctionnaires, au total 531 Colombiens par jour - selon les estimations prudentes du Réseau de solidarité sociale, près du double selon l’ONG Codhes -, doivent tout quitter pour sauver leur peau. D’un jour à l’autre, ils deviennent des mendiants, déambulant dans les rues d’une ville, une pancarte à la main. L’année dernière, seule une personne déplacée sur dix est revenue chez elle.

Outre les syndicalistes et les journalistes assassinés, en 2001, quatre curés et treize militants des droits de l’homme ont été réduits au silence pour toujours. Des dizaines d’intellectuels sont en exil. Tel est l’autre visage de la crise humanitaire que connaît le pays : toute contestation est muselée.

Malgré tout, des dizaines d’organisations donnent à manger à des enfants, s’occupent des personnes déplacées ou rééduquent des mutilés de guerre. Le gouvernement a amélioré considérablement les soins d’urgence aux sans-abri. Et la communauté internationale alloue de plus en plus de moyens à des programmes d’aide. Mais, vu l’avalanche de calamités qui s’est abattue sur la Colombie ces dernières années, de telles mesures restent désespérément insuffisantes. La force publique n’axe pas son action sur la protection des civils, les groupes armés déplacent les gens impunément et peu de maires s’engagent sur le front humanitaire. A l’heure qu’il est, il n’existe toujours pas de véritable système d’alerte pour prévenir les massacres, et rien n’a été fait pour l’attribution collective des terres - une mesure qui empêcherait que ceux qui déplacent les populations ne s’approprient les terres abandonnées. Au-delà du manque de moyens, souligne le defensor del pueblo [sorte de médiateur au niveau municipal], “la principale faiblesse de l’action de l’Etat est l’absence de vision d’ensemble des conséquences du conflit sur les civils”.